Les ambiguïtés de l’accueil

Entretien

Les ambiguïtés de l’accueil

Marine Bachelot Nguyen à propos de Boat People

Quel est votre lien avec l’histoire des boat people ?

Marine Bachelot Nguyen : L’histoire des boat people, désignant la vague d’émigration post 1975 venant du Sud-Est asiatique, ne concerne pas directement mon histoire familiale : ma mère est arrivée en France avec sa famille à l’âge de 10 ans après 1954, après la victoire du Viêt Minh à Diên Biên Phu. Vietnamien du Nord, mon grand-père a travaillé comme traducteur pour l’armée française pendant la guerre d’Indochine. Il fuit d’abord avec les siens vers Saïgon par crainte des communistes, puis il décide finalement de partir pour la France. Ces deux vagues sont pour moi dans une continuité, celle de la fuite des populations face à l’installation de régimes communistes répressifs au Viêtnam, au Laos et au Cambodge, après des années de guerre de libération anticoloniale et anti-impérialiste.

Boat People s’inscrit dans un cycle de spectacles portant sur les mémoires intimes et politiques reliant le Viêtnam et la France – ou plus largement l’Occident –, qui commence en 2014 avec Les Ombres et les lèvres (sur le mouvement LGBTQI au Viêtnam), se poursuit avec Circulations Capitales (mémoires familiales France/Viêtnam/Russie), puis Deux sœurs, sur ma grand-mère vietnamienne et sa sœur ; et plus récemment Nos corps empoisonnés, autour de la vie et des combats de Tran To Nga, activiste vietnamienne en procès contre Monsanto au sujet des crimes de l’agent orange.

« L’émergence de l’idéologie humanitaire, où les vies valent plus que les positions politiques, crée une forme de brouillage des lignes »

Comment expliquer la mobilisation de la France d’alors pour accueillir ces boat people ?

La médiatisation fut très forte. La télévision et les journaux diffusaient des images frappantes de ces gens qui prenaient la mer au péril de leur vie et incitaient les Français et Françaises à prendre part activement à l’accueil de ces réfugiés du Sud-Est asiatique. Ce qui paraît de la science-fiction aujourd’hui.

À l’époque, de nombreuses personnalités, comme Bernard Kouchner ou André Glucksmann, s’engagent. Sartre et Aron, qui ne s’étaient pas parlé depuis vingt ans, vont ensemble rencontrer Giscard d’Estaing pour plaider la cause des boat people. L’émergence de l’idéologie humanitaire, où les vies valent plus que les positions politiques, crée une forme de brouillage des lignes : d’anciens gauchistes, qui avaient souvent manifesté contre la guerre du Viêtnam et l’impérialisme américain, défendent les boat people. Mais cette cause va aussi beaucoup intéresser la droite. Le contexte international de guerre froide fait qu’on accueille ces réfugiés à bras ouverts, aussi parce que leur exil forcé raconte que les régimes communistes sont problématiques, que le bloc de l’Ouest est le modèle désirable. Ces réfugiés, érigés en minorité modèle, obtiendront facilement le droit d’asile et la naturalisation. C’est un bon calcul pour la droite française qui trouvera là des réserves de voix. Par ailleurs, l’émigration venant du Maghreb et de l’Afrique subsaharienne ayant été coupée juste avant 1975, la main d’œuvre asiatique, vue comme docile, était une manne. Jouent enfin des fantasmes sur ces réfugiés perçus comme plus proches culturellement que des gens venant du Maghreb ou d’Afrique subsaharienne, parce que présumés catholiques, un peu plus blancs et parlant français – ce qui est faux. Les témoignages attestent d’ailleurs beaucoup du fait qu’après la lune de miel à l’arrivée, les liens entre les familles d’accueil et les réfugiés se sont distendus au fil du temps : ont ressurgi les projections et une forme de racisme.

Toutes ces ambiguïtés de l’accueil m’intéressent. Je veux raconter une histoire complexe qui réaffirme la nécessité d’ouvrir les frontières de nos pays, qui dise que l’immigration est une richesse et que l’accueil est une façon d’assumer notre passé colonial ; et qui pointe en même temps les angles morts de la charité et de l’humanitaire.

« J’ai décidé assez rapidement que j’allais construire une fiction, qui ne correspond pas forcément au scénario majoritaire »

Quel a été votre processus d’écriture ?

J’ai commencé par réaliser des entretiens avec d’anciens boat people vietnamiens, laotiens ou cambodgiens, de différentes générations, qui avaient envie de parler, à Paris et en région. Sachant qu’il n’est pas toujours facile de susciter la parole sur ce passé traumatique. Le silence est aussi lié à une pudeur culturelle et au souci d’épargner ses enfants. En parallèle, j’ai rassemblé une documentation historique et sociologique.

J’ai décidé assez rapidement que j’allais construire une fiction, qui ne correspond pas forcément au scénario majoritaire – les familles étaient souvent envoyées dans des centres d’accueil et d’hébergement temporaires. J’ai choisi de raconter l’histoire d’une famille française qui accueille sous son toit une famille vietnamo-laotienne : c’est aussi tout simplement l’histoire d’une cohabitation, avec ses moments de grâce, ses malentendus et ses conflits. La famille française est un couple de chrétiens de gauche vivant dans un village rural, et qui à la fin des années 1960 a accueilli un enfant noir, un orphelin du Biafra.

« À côté des archives télévisuelles sensationnalistes, des séquences de marionnettes aquatiques, inspirées par la tradition du Viêtnam, créent un contre-récit plus sensible »

J’ai proposé aux comédiens et comédiennes de partir d’improvisations. J’ai également partagé avec eux des images de journaux télévisés et des fragments d’entretiens que nous réutilisons en ouverture du spectacle. À certains moments, ils et elles prennent la parole en tant que citoyens et citoyennes. À d’autres, ils et elles figurent des personnalités de l’époque. J’aime l’idée de la virtuosité dans l’alternance des rôles et des partitions. Il s’agit aussi de ne pas assigner les interprètes asiatiques aux personnages de réfugiés. Enfin, à côté des archives télévisuelles sensationnalistes, des séquences de marionnettes aquatiques, inspirées par la tradition du Viêtnam, créent un contre-récit plus sensible, pour évoquer la tragédie des traversées, la fragilité des existences à travers celle du papier au contact de l’eau.

Comment avez-vous composé la distribution ?

Il me semblait important que des acteurs d’origine asiatique incarnent la famille vietnamo-laotienne. Paul Nguyen est d’origine vietnamienne et Dorothée Saysombat, comédienne et marionnettiste, est d’origine sino-laotienne. Tous deux sont métis, comme moi, avec un parent asiatique et un parent français. Angélica Kiyomi Tisseyre-Sékiné est d’origine japonaise, vietnamienne et française. Leurs familles sont aussi marquées par des histoires d’exil, et ce sont des questions qu’ils travaillent par ailleurs dans leur recherche artistique.

Du côté de la famille française, il y a Charline Grand, Clément Bigot et Arnold Mensah, l’enfant adoptif. Arnold est d’origine togolaise et guadeloupéenne. La présence d’un acteur noir dans la distribution me semblait intéressante pour élargir le spectre et faire aussi écho aux boat people d’aujourd’hui, aux traversées sur la Méditerranée ou sur la Manche.

Propos recueillis par Olivia Burton en mai 2025.